D’un jour à l’autre. Le secret de l’atelier…
C’est une rue pavée : Rio Terrà della Mandola. Son nom rappelle qu’autrefois elle était un canal et que les nécessités de la vie quotidienne ont conduit à son comblement.
Une terrasse occupe la partie centrale. On y boit, mange et discute.
La cage de l’ombre forte a choisi cet endroit pour installer ses quartiers et tous ont l’habitude de s’y retrouver quand ils séjournent là. Ils y pratiquent ce qu’entre eux ils qualifient ironiquement de « conversations en tant qu’exercices métaphysiques ».
Ils y partagent leurs déambulations, leurs rencontres, leurs découvertes, leurs impressions…
Cette année, ils ont vu beaucoup de choses mais quelques lieux et plusieurs évènements occupent leurs discussions de façon récurrente.
Tout d’abord, ils ont été très impressionnés par le pavillon autrichien de la Biennale d’Art contemporain dans les Giardini.
Des peintures, sculptures et vidéos de Markus Schinwald y sont présentées.
L’opposition entre, d’une part, l’extrême rigueur de la scénographie - murs blancs organisés en labyrinthe orthogonal et en lévitation, toutes les bases des parois ayant été supprimées - et, d’autre part, la puissance évocatrice des peintures de facture classique - de petits portraits de bourgeois du XIXe siècle auxquels Markus Shinwald a attribué des prothèses faciales dérangeantes - associées à d’énigmatiques sculptures torsadées, fichées dans quelques angles si haut qu’elles peuvent nous échapper, crée une tension (tout est tension dans cet espace !) voire un malaise qui prépare le visiteur à la découverte des deux vidéos présentées dans deux salles différentes symétriquement disposées comme en écho et portant le même nom : Orient.
Dans un espace abandonné et potentiellement dangereux, des êtres vieillissants confrontés à des situations souvent contraignantes ne semblent rien comprendre de ce qui leur arrive. L’image très construite ne retient que l’essentiel en une ascèse percutante et le spectateur ne peut s’empêcher de penser aux univers de Pina Baush ou de Samuel Beckett.
Les cinq visiteurs sont sortis de ce pavillon, assommés et le soir, se retrouvant, ils avaient bien du mal à expliquer leur trouble sinon en répétant leur profonde admiration pour cette œuvre. Pendant le voyage du retour en France, c’est encore de cette expérience dont il était question. Avec le recul, ils estiment que la question de l’identification aux personnages n’est pas à écarter…
D’autres noms ont retenu leur attention : Angel Vergara au pavillon belge, le new yorkais R.H. Quaytman et le photographe italien Luigi Ghirri (mort en 1992) au pavillon central de la Biennale, Roni Horn à la Punta della Dogana…
Puisque Roni Horn affirme que « les œuvres acquièrent un sens en présence d’un spectateur, comme activées par lui », profitons-en.
Sur le sol nu, des cuves transparentes d’un bleu aux nuances activées par la lumière de la Giudecca, jouent une série d’opposition qui incitent durablement à l’observation : le lisse et le givré, le mat et le brillant, le transparent et l’opaque, la rondeur et la rigidité, l’objet et son reflet dans le miroir du sol.
Le premier regard est happé par la possible présence d’une fine couche d’eau à la limite du débordement. La main tente de contrôler cette éventualité en effleurant la surface d’un des blocs. Elle rencontre une froide rigidité et s’en trouve d’abord un peu déçue. Mais très vite s’installe l’idée que cette solidité renvoie à quelque chose de plus fort.
En effet, l’eau comme métaphore de la fragilité ne peut être ignorée mais ce qui intrigue dans cette installation, c’est l’évident refus de ces blocs de glace de fondre. L’eau ne se répand pas, elle reste masse solide et impose sa volonté contre toute évidence physique.
Ils ont vu cette exposition ensemble et aucun n’a brisé le silence pendant le temps passé dans la salle 6 des anciens entrepôts. Ils ont parcouru le périmêtre de la salle n’osant s’approcher, craignant de perturber la profonde sérénité du lieu ; ils ont tourné, reculé, apprécié la mise en espace, fermé les yeux, se sont appuyés contre le mur pour mieux se pénétrer de la force se dégageant de ce refus de se plier à l’inéluctable.
Plus tard, l’un d’eux a résumé leur sentiment : « Pas d’artifice, minimum de moyens, aucun effet anecdotique et une puissance évocatrice durable. »
Autre moment mémorable : les quelques onze minutes du film « Passage » (2001) de Shirin Neshat (artiste iranienne ).
Il fallait pour le découvrir, passer la lourde porte ferrée du palais Fortuny et accéder à l’exposition « Fra » pensée par Axel Verwoordt. Au rez-de-chaussée, à fleur d’eau, dans une petite pièce plongée dans la pénombre, les images de Shirin Neshat - associées à la musique de Philip Glass - nous posent les questions de la Gravité :
Quelles formes attribuer au chagrin ?
Comment, autour de la figure omniprésente du cercle, les enfants, les femmes et les hommes vivent-ils les rites funéraires dans le dépouillement et la dignité ?
Pourquoi la terre, le bois, le feu, le vent, la mer sont-ils des acteurs aux côtés des humains ?
Un détail apparaît qui active encore plus les questionnements : une des femmes qui creusent à mains nues le sable de la plage désertique pour sans doute ensevelir l’être qui vient de mourir, porte un bijou au doigt dont l’éclat ponctue comme une tache, l’image voilée par la poussière.
Il fut également question de l’exposition de Schnabel au musée Correr lors des rencontres de fin de journée. Ceux qui l’ont vu n’ont pas été bavards mais élogieux dans une formule laconique qui fait sens pour tout le groupe : « Enfin de la peinture !!! ». Le silence qui suit cette formule un peu simple suggère l’invention, l’audace, la filiation avec les grands peintres des siècles passés, l’authenticité et le plaisir d’avoir partagé un moment de connivence.
Pour finir, deux tableaux de Bellini les ont bouleversés et constituent un des meilleurs souvenirs de ce séjour : en effet que peut-on dire après avoir admiré l’inclinaison du voile qui borde le visage de la vierge de « La présentation de la vierge » (1488) à l’église des Fari. La position verticale de la jeune femme s’en trouvant renforcée, elle s’impose comme un repère hiératique.
De même au Palazzo Querini Stampalia, dans « La présentation au temple » (1469), Bellini joue avec les regards, les jeux de mains qui donnent ou retiennent, les relations entre les hommes et les femmes. La palette très subtile, le rapport entre la richesse des détails attachés aux acteurs et la sobriété du fond qui fait l’économie d’un contexte spatial, exacerbe la tension entre tous les personnages de la scène qui happe le spectateur, l’obligeant à s’asseoir afin d’essayer de comprendre ce qui se passe.
S’asseoir, prendre le temps de regarder et de s’imprégner des œuvres, ils ont essayé de le faire quand les conditions le permettaient.
Peut-être dans cette démarche faut-il voir une tentative pour saisir intuitivement le monde et en ressortir éclairés comme l’a proposé la commissaire de la biennale Bice Curiger.
Marguerite Dewandel, septembre 2011
LA 5E ÉPOQUE (2014-15)
Bande-annonce du court-métrage « La 5e époque » présenté au cours de l’exposition « Archives des impressions mélancoliques » à la grange du Boissieu
Il a été réalisé par Joëlle Labiche et Quentin Aurat avec la participation d’Yves Carreau, Julie Verin et Marie Maignaut.