D’un jour à l’autre. Le secret de l’atelier…
Les citations présentes dans les images 4 et 6 sont de Benoît Ronbas et extraites de l’ouvrage Le trait de Zeus édité par La cage de l’ombre forte en février 2011.
Comme une exergue à cet entretien, Benoît Ronbas écrit : « L’Arpenteur éclairé, une présence entre fracas et lumière… »
Les photographies réalisées à Basel, Venise et Paris sont de Joëlle Labiche.
Faire un pas de côté, prendre quelque distance avec les éléments apparents d’une œuvre en évoquant les sujets « annexes » que sont les évènements d’une vie survenant à bas bruit, voilà le projet des Entretiens de Denyse d’Artemes.
Elle souhaite ainsi éclairer différemment le travail des artistes qu’elle côtoie.
Après avoir rencontré Joëlle Labiche à Bâle en décembre 2011 et l’avoir amenée à présenter les dernières acquisitions de sa collection de photographies, elle a sollicité Yves Carreau.
En séjour à l’étranger pour préparer une nouvelle série de dessins, il a proposé que les échanges se fassent par écrit par le biais d’une série de courriels.
1.
D d’A : Le principe de ces entretiens est fondé sur une approche tangentielle pour se pencher sur des « centres d’intérêt » qui, de près ou de loin, frôlent le travail de l’artiste interrogé et l’influent. Aussi ma première question sera la suivante :
Tous ceux qui vous connaissent disent que tout chez vous ramène à votre activité créatrice et que chaque tâche périphérique a un retentissement dans le déploiement de l’œuvre. Vous connaissant un peu, j’avais imaginé vous interroger sur votre goût de la marche et l’importance que le temps qui lui est consacré a dans la conduite de vos journées.
YC : La marche, en préambule aux activités journalières est un rituel, parmi d’autres qui jouent chacun à des moments différents, un rôle que je sais indispensable et qui sont comme des « pompes aspirantes » pour ma pratique.
La déambulation a pour objet de se mettre à distance, de chercher un autre point de vue et, tout aussi important, de ressentir la fatigue physique qui me fera accepter le huis clos de la table de travail.
C’est un stratagème nécessaire pour atténuer les tentations de fuite vers un ailleurs toujours plus alléchant, pour accepter l’ascèse vécue dans l’atelier, pour atteindre les moments précieux du dessin.
Ce sont quelques ruses que le temps et l’expérience m’ont apprises.
2.
D d’A : Vous semblez établir une forte opposition entre une envie de pérégrination irrépressible et la nécessité de l’immobilité requise par le dessin : beaucoup errer pour accéder en contre partie « aux moments précieux du dessin ». Comment définiriez-vous l’état tellement difficile à atteindre pour vivre ces moments ?
YC : Il faut chercher à se situer entre le « trop-savoir » induit par une longue pratique et la naïve ignorance espérée pour se surprendre. La dévotion aux petites choses marginales deviennent, avec le temps, partie intégrante du travail personnel pour conjurer favorablement les augures invoqués.
En fait, j’essaie d’atteindre ces instants inégalés et rares où la fatigue de dessiner est abolie par l’illusion éphémère de se surprendre.
3.
D d’A : Précédemment, avant d’évoquer la recherche de la fatigue, vous parliez de fuite en ces termes « les tentations de fuite vers un ailleurs toujours plus alléchant ». J’aimerais que vous m’expliquiez ce qui est en jeu dans ce parti-pris au regard de votre travail.
YC : Comment dire sans emphase la nature de cet ailleurs espéré, autant dans la pratique que dans son quotidien ordinaire, il vous coupe le souffle.
Là où le ressenti se confond avec le réel ; cela existe puisque je l’ai quelques fois pressenti.
Je suis convaincu du rôle porteur de ces instants suspendus pleinement comblés de sens.
Cet instant présent abolissant toute mélancolie ou espérance, on ne peut hélas le convoquer, il s’impose inopinément sans cadre préexistant, déniant la puissance des mots.
4.
D d’A : Au début de notre entretien, pour expliquer votre goût et votre besoin de la déambulation, vous insistiez sur la recherche d’« un autre point de vue ». Cela m’amène à aborder la question du regard. En 2005, le titre de votre exposition au Musée des Beaux-Arts d’Orléans, « Les Cahiers du Regard », suggérait que le vôtre n’est pas sommaire mais appuyé, récurrent, conduisant au jeu de la variation.
Or, quand j’explore vos dessins, la question du regard s’impose : Qui regarde quoi, au moment de la réalisation du dessin ? Quel type de pensée s’engage quand le regard s’affûte ?
YC : Dessiner c’est arrêter le temps et cela implique de se mettre à l’écoute de ce qui se passe en soi : le regard du dedans.
C’est viser une certitude de gravité, la sincérité du moment présent.
Cette sorte de plénitude d’être tout à la fois d’un côté et de l’autre d’un mur dont on serait soi-même la muraille…
Dessiner c’est une autre vie, un autre regard du moi dont le plus excitant est d’élaguer le tremblé des sentiments, le grain des choses.
À l’encontre, un dessin sans vie ne se charge d’aucune épaisseur, d’aucune substance.
Inextricable dilemme entre l’être et le faire, qui conduit à se plaindre et à regretter sans fin l’instant précèdent quand on est dans la situation présente.
LA 5E ÉPOQUE (2014-15)
Bande-annonce du court-métrage « La 5e époque » présenté au cours de l’exposition « Archives des impressions mélancoliques » à la grange du Boissieu
Il a été réalisé par Joëlle Labiche et Quentin Aurat avec la participation d’Yves Carreau, Julie Verin et Marie Maignaut.